Le rôle central de l’alphabet dans l’éducation du regard
Pour revenir à l’introduction et l’impact de l’alphabet sur la société grecque, il faut le comparer à l’alphabet sémitique : ce dernier n’est pas vocallique (seules les consonnes donnent repère au sujet qui doit écouter la globalité pour connaître le sens de la phrase) ; les voyelles représentées dans le Grec obéissent à la linéarité d’un ordre séquentiel. Structures et règles cadenassent l’écriture, la lecture, la compréhension chez les grecs dans une représentation abstraite du langage, alors que la communication est plus analogique, souple, globale chez les sémites où la phrase trouve sens dans le contexte, l’expérience, la totalité. La recherche de sens est immédiate chez les sémites, longue et conceptuelle chez les grecs.
A ce propos, la perception holistique du cerveau droit aurait beaucoup perdue au détriment de la fonction analytique du cerveau gauche mobilisé par les séquences linéaires abstraites de l’alphabet grec. De plus, l’écriture de gauche à droite fait travailler l’hémisphère gauche alors que la vision est localisée à Droite.
L’alphabet grec insinue donc l’abstraction, la distanciation en fractionnant toute chose. C’est la perspective, si on rapporte cet ordonancement à l’échelle du monde.
Historiquement donc « à la forme narrative et continue du récit s’ajoute l’ordre de succession analytique que sous-tend l’écrit alphabétique ». Et c’est dans le théâtre grec que l’on perçoit le mieux cette innovation : sa composition en est remaniée, ce qui était jusque là figuré (dans le décor, les personnages…) est maintenant abstraitement représenté (dépouillement de la scène et abstractions).
Ce processus d’abstraction va « désensorialiser » le regard. Celui-ci devient l’instrument privilégié de la mimesis. L’introduction de l’alphabet en 740 avant JC concrétise l’assise théorique de la représentation du monde notifiée par les philosophes de l’époque.
Ici une société se donne à elle-même les moyens de sa représentation par conditionnement du regard (voir à ce sujet l’essai d’Albert Piette sur la domestication sociologique du regard que traduit la photographie des evenements sociaux) : du tactile au visuel, du corporel à l’idéel abstrait, du figuré au représenté. C’est le regard de la mesure. Une dématérialisation à l’œuvre . Un processus de déréalisation. « Entre la figure, la représentation et la re-présentation, il y a une distance, un dégagement que la mimesis tend à accomplir ». L’écriture chez les grecs a introduit une condition de représentation que le théâtre a poursuivit, la rendant principe cognitif. C’est l’imitation qui désensorialise le modèle en l’objectivant.
Mais le paysage mental grec ne changera pas d’un coup. « La dimension tactile de l’art grec n’a jamais complètement cédé aux nouveaux critères de visualisation ».
LA RATIONALISATION SOCIOLOGIQUE DU REGARD
A la Renaissance, les traités de « perspective » se multiplient, apportant à tous leur contribution à l’organisation du monde visible que les artistes construisent alors sur la base mathématique. La figure-type de l’époque, l’ingénieur-artiste Léonard De VINCI, maîtrise l’art de la précision à base de géométrie, maths appliquées, algèbre. En découvrant les proportions, identifiant les formes (triangles, cônes) il y a éducation du regard, qui donnera les modes visuels collectifs. Pourtant cette utilisation linéaire de la perspective a ses limites : le système étroit des coordonnées linéaires (BRUNELLESCHI, L.B. ALBERTI posent le cube comme espace pictural, convention figurative et aboutissement (« la fenêtre ouverte »). Mais cet espace conventionné est trop limité, ne s’ouvre pas, alors qu’au contraire l’œil est attiré vers la ligne de fuite, le regard converge vers le lointain profond…
L’art est trop cadenassé par la géométrie exacte, le dogme de la perspective.
D’ou cette contradiction : « nous sommes entre un regard construit sur une logique du monde que sous-tend une tentative de maîtrise rationnelle de l’univers et un œil aux variantes inattendues et non-domestiquées, règne du malléable et de l’éphémère ». En conséquence le regard est scindé en deux par des siècles de travail inflexif : l’idéologie voulant plier les sens à sa mesure.
« La sociologie du regard connaît sa question formatrice dans cette constatation ». P.89
Voir à ce sujet PANOFSKY ou MERLEAU-PONTY pour qui espace visuel et espace tactile ont deux points communs : ils sont anisotropes et inhomogènes ; alors que l’espace métrique détermine l’infini.
Originally posted 2008-04-06 18:01:52.